SEPT

LAUREL S’AGENOUILLA SUR LE BANC DEVANT SA FENÊTRE, LE NEZ pressé contre la vitre, plissant les yeux en regardant le sentier menant aux grilles d’entrée de l’Académie. Tamani avait dit qu’il arriverait à onze heures, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de l’espérer plus tôt.

Déçue, elle retourna distraitement à son travail – aujourd’hui, un sérum monastuolo qui, selon toute évidence, tournait terriblement mal. Toutefois, Yeardley insistait sur le fait qu’elle devait aller au bout de ses échecs, même si elle savait la cause perdue, car elle comprendrait mieux ce qu’elle ne devait pas faire. Aux yeux de Laurel, il s’agissait d’une perte de temps, mais elle avait appris à ne pas douter de Yeardley. Malgré son apparence bourrue, elle avait découvert un autre côté de lui ce dernier mois. Il était obsédé par l’herboristerie et rien ne le réjouissait davantage qu’un étudiant dévoué. Et il avait toujours, toujours raison. Tout de même, Laurel demeurait sceptique par rapport à cette règle particulière.

Elle était sur le point de s’asseoir et de lancer le composant suivant dans la préparation quand une personne frappa à sa porte.

Enfin ! Prenant un instant pour examiner sa chevelure et ses vêtements dans la glace, Laurel respira profondément et ouvrit à Celia, la fée de printemps familière qui, en plus d’avoir découpé ses fiches de notes, lui avait aussi rendu des centaines de petits services au cours des récentes semaines.

— Il y a quelqu’un pour toi dans l’atrium, dit-elle en penchant la tête.

Peu importe le nombre de fois où Laurel leur avait demandé de ne pas le faire, les fées de printemps trouvaient toujours une façon de s’incliner devant elle.

Laurel la remercia pour le message et se glissa par la porte.

Chaque pas lui donnait l’impression d’être plus légère. Elle ne détestait pas ses cours – au contraire, à présent qu’elle les comprenait mieux, ils étaient fascinants. Cependant, elle avait eu raison sur une chose dès le début : c’était beaucoup de travail. Elle suivait ses leçons avec Yeardley huit heures par jour, elle observait les fées d’automne plusieurs heures, et elle faisait chaque soir de nouvelles lectures en plus de s’exercer à fabriquer des potions, des poudres et des sérums. Elle était occupée de l’aube au crépuscule, avec seulement une courte pause pour dîner à la toute fin de la journée. Katya lui avait assuré que ce n’était pas ainsi pour toutes les fées d’automne ; qu’elles travaillaient et étudiaient « seulement » douze heures par jour. Même cela paraissait excessif aux yeux de Laurel.

Mais au moins, ils disposaient d’un peu de temps libre. Pas Laurel.

— J’admets que la somme de travail attendue de toi est un peu exagérée, avait dit Katya un jour – une énorme concession de la part de la fidèle et studieuse fée.

Elle était plutôt comme David à cet égard. Cependant, quand Laurel avait tenté de la complimenter en le lui disant, Katya avait été mortellement offensée d’être comparée à un humain.

Donc, lorsque la note de Tamani était arrivée trois jours auparavant pour requérir la compagnie de Laurel pour un après-midi, elle avait été folle de joie. Juste une petite pause, mais c’était une occasion bienvenue de reprendre de la vigueur et se préparer à une dernière semaine d’études éreintantes avant de retourner chez ses parents.

Laurel était tellement distraite qu’elle faillit ne pas remarquer Mara et Katya debout devant la rampe d’un palier surplombant l’atrium.

— Il est encore ici, dit Mara, le dédain suintant de ses lèvres rubis parfaites. Ne peux-tu pas le faire attendre dehors ?

Laurel arqua un sourcil.

— Si les choses se passaient à ma façon, il viendrait me rencontrer à ma chambre.

Les yeux de Mara s’arrondirent et elle lança un regard furieux à Laurel, mais celle-ci s’était habituée aux airs vaguement menaçants de la beauté sculpturale.

Les choses ne s’étaient pas améliorées depuis le premier coup d’œil colérique dans le laboratoire. De manière générale, Laurel évitait simplement de regarder Mara. La seule fois où Laurel l’avait questionnée sur son projet – l’étude d’un cactus, quel sujet approprié –, Mara lui avait juste tourné le dos et fait semblant de ne pas l’avoir entendue.

La tête haute, Laurel continua son chemin sans un autre mot.

 

Katya lui emboîta le pas.

— Ne te soucie pas d’elle, lança-t-elle, la voix chaleureuse.

Personnellement, je pense que c’est plutôt courageux de ta part.

Laurel jeta un coup d’œil à Katya.

— Que veux-tu dire par courageux ?

— Je ne connais pas beaucoup de fées de printemps à part notre personnel.

Katya haussa les épaules.

— Particulièrement des soldats.

— Des sentinelles, la corrigea automatiquement Laurel sans trop savoir pourquoi.

— Tout de même. Ils semblent tellement… grossiers.

Elle marqua une pause et regarda furtivement dans l’atrium par-dessus la rampe, là où Tamani patientait.

— Et ils sont tellement nombreux.

Laurel roula les yeux.

— Bien sûr, vous deux vous connaissez depuis longtemps, alors j’imagine que c’est différent.

Laurel hocha la tête, bien qu’en réalité ce ne soit qu’en partie vrai. Dans sa mémoire à elle, elle ne connaissait Tamani que depuis moins d’un an. Mais un an, c’était beaucoup plus long que la réminiscence qu’elle gardait de n’importe quelle fée d’automne qu’elle fréquentait maintenant tous les jours.

— Bien, je te verrai plus tard, dit joyeusement Laurel, la lassitude des dernières semaines réduite à un mince souvenir.

— Combien de temps t’absentes-tu ? demanda Katya, les yeux ronds.

Aussi longtemps que je pourrai, songea Laurel. Mais à Katya, elle répondit :

— Je l’ignore. Mais si je ne te revois pas ce soir, ce sera demain.

Katya semblait encore incertaine.

— Je ne pense vraiment pas que tu devrais y aller seule. Caelin devrait peut-être t’accompagner.

Laurel réprima son envie de rouler de nouveau les yeux. Par un hasard extraordinaire, Caelin était l’unique fée d’automne mâle près de l’âge de Laurel. Et malgré sa taille chétive et sa voix perçante, il insistait pour jouer le rôle du protecteur auprès de toutes ses « dames », comme il les surnommait. La dernière chose dont elle avait besoin, c’était de le voir traîner autour en essayant de prouver qu’il était meilleur que tous les autres mâles qu’ils rencontreraient.

Ce qui était précisément la façon dont Caelin se comporterait.

Elle ne voulait même pas songer à la réaction de Tamani.

Un sourire traversa son visage. Mais encore, ce serait peut-être intéressant. Caelin ne donnait pas l’impression de pouvoir tenir dix secondes en présence de Tamani. Elle prendrait plaisir à le voir remis à sa place. Mais pas autant qu’elle aimerait son temps seul à seul avec Tamani.

— Fais-moi confiance, Katya, je n’ai pas besoin d’un chaperon.

— Si tu le dis.

Katya sourit.

— Amuse-toi, lança-t-elle d’un ton à la fois enthousiaste et sceptique.

 

— Alors, où allons-nous ? s’enquit Laurel, une fois complétée la charade de leur marche silencieuse et qu’ils eurent officiellement quitté les terres de l’Académie, passé les grilles.

— Ne peux-tu pas le deviner ? demanda Tamani avec un grand sourire en désignant le gros panier d’osier se balançant à sa main gauche.

— J’ai demandé où nous allions, non ce que nous faisions.

Il n’y avait toutefois pas d’agacement dans sa voix. C’était bon de laisser l’Académie derrière elle, de sentir le vent frais sur son visage, le doux terreau sous ses pieds, et d’apercevoir Tamani du coin de la suivant de près. Elle avait envie de tendre les bras, de tournoyer et de rire, mais elle réussit à se contenir.

— Tu verras, dit-il, les doigts sur son dos, la guidant vers une fourche dans le sentier qui les menait loin des maisons entre lesquelles ils s’étaient promenés la dernière fois. Je veux te montrer quelque chose.

À mesure qu’ils marchaient, le sentier se rétrécissait et devenait plus raide ; après quelques minutes, ils franchirent la crête de la grande colline, et pendant un instant, Laurel crut éprouver des problèmes de vision. Il y avait un immense arbre ombrageant la vaste étendue au sommet de la colline, déployant ses larges branches. Il ressemblait vaguement à un chêne, avec des feuilles en dentelles allongées, mais au lieu d’avoir un haut tronc sculptural, il était immensément gros, noueux et difforme. Laurel soupçonnait qu’il donnerait l’air d’un nain même au plus imposant des séquoias poussant dans la forêt nationale aux limites de sa terre à Orick.

 

À part son immensité, il ne semblait pas trop hors de l’ordinaire, mais lorsque Laurel avança sous l’ombre de ses branches, le souffle lui manqua quand elle sentit… quelque chose… quelque chose qu’elle était incapable d’identifier ou d’expliquer. C’était presque comme si l’air s’était épaissi, tourbillonnant autour d’elle comme de l’eau. Une eau vivante qui s’infiltrait discrètement dans l’air qu’elle respirait et la remplissait, de l’intérieur comme de l’extérieur.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle dans un souffle dès qu’elle retrouva la voix.

Elle n’avait pas réalisé que Tamani avait refermé l’espace entre eux et placé une main sur sa taille pour la stabiliser.

— On l’appelle l’arbre du Monde. Il… il est fait avec des fées.

— Comment…

Laurel ne savait pas trop comment terminer sa question.

Tamani fronça les sourcils.

— J’imagine que c’est… bien, une longue histoire. Il la tint plus près de l’arbre.

— Il y a une éternité – avant même qu’il y ait des humains – des fées ont surgi des forêts d’Avalon. Selon la légende, nous ne parlions pas encore. Cependant, il y avait une fée – la toute première fée d’hiver – qui détenait un pouvoir plus grand que n’importe quelle fée d’hier à aujourd’hui. Et ce pouvoir était accompagné d’une immense sagesse. Quand il a senti sa mort prochaine, il a cherché à transmettre la sagesse qu’il avait accumulée. Alors, au lieu d’attendre de se faner, il est venu sur cette colline et a prié Gaïa, la mère de toute la Nature, et il lui a dit qu’il donnerait sa vie si elle préservait sa connaissance sous la forme d’un arbre.

— Donc… il… est cet arbre ? demanda Laurel en s’approchant du tronc noueux.

Tamani hocha la tête.

— Il est l’arbre original. Et les autres fées pouvaient monter ici avec leurs questions ou leurs problèmes. Et si elles écoutaient très attentivement, quand le vent soufflait, elles entendaient le bruissement des feuilles et il partageait sa sagesse. Des années ont passé et les oiseaux enseignèrent bientôt aux fées à parler et…

— Les oiseaux ?

— Oui. Les oiseaux furent les premières créatures que les fées entendirent chanter et faire des vocalises, et nous avons appris d’eux à utiliser notre voix.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Malheureusement, quand les fées ont commencé à parler et à chanter, elles ont fini par oublier comment écouter le bruissement des feuilles. L’arbre du Monde a été un arbre ordinaire pendant très longtemps. Puis, Efreisone est devenu roi. Efreisone était aussi un érudit et il a découvert les légendes sur l’arbre du Monde éparpillées dans ses textes anciens. Une fois qu’il a rassemblé les morceaux de l’histoire, il n’a plus rien voulu d’autre que ressusciter l’arbre du Monde et exploiter sa sagesse. Il a passé des heures et des heures à l’ombre de cet arbre, à le soigner et à le réveiller de sa longue période de sommeil. Et pendant ces heures, il a découvert qu’il commençait à entendre les mots prononcés par l’arbre. De lui, il a appris les histoires des autres époques et chaque soir, lorsqu’il revenait à la maison, il les transcrivait et les partageait avec ses sujets. Et quand il a senti que son temps s’achevait, il a décidé de s’unir à L’arbre.

— Que veux-tu dire par s’unir à l’arbre ?

Tamani hésita.

— Il… il s’est greffé lui-même à l’arbre. Il a poussé dans l’arbre pour finir par en faire partie.

Laurel essaya de visualiser la situation. Elle était à la fois grotesque et fascinante.

— Pourquoi ferait-il cela ?

— Les fées qui s’unissent à l’arbre du Monde libèrent leur connaissance en lui. La sagesse de milliers de fées vit dans cet arbre.

Des milliers et des milliers.

Il marqua une pause.

— On les appelle les Silencieux.

La compréhension s’épanouit sur le visage de Laurel, qui sursauta en silence.

— Ton père a fait cela. Il fait partie de l’arbre. Tamani hocha la tête.

Laurel s’écarta de l’arbre, se sentant tout à coup comme une intruse.

Mais après un moment, elle tendit la main et toucha le tronc avec des doigts hésitants. Yeardley lui avait appris à percevoir l’âme de toute plante avec des doigts prudents – une des rares leçons qu’elle avait comprise facilement et rapidement. Elle ferma les yeux et chercha à l’atteindre maintenant, ses mains pressées contre l’écorce.

Il ne ressemblait à aucune autre plante qu’elle avait caressée auparavant. La vie ne bourdonnait pas doucement sous ses mains, elle rugissait comme un fleuve majestueux ; elle s’écrasait comme un tsunami. Elle avala une rapide respiration quand quelque chose comme une chanson coula dans sa main, remonta son bras et sembla la remplir de la tête aux pieds. Elle tourna des yeux ronds vers Tamani.

— Il vit donc pour l’éternité.

— Oui. Mais inaccessible pour nous, c’est donc comme s’il était mort. Il… il me manque.

Laurel retira sa main de l’arbre et la glissa dans celle de Tamani.

— À quelle fréquence les fées font-elles cela ?

— Pas souvent. Cela exige un sacrifice. Tu dois t’unir à l’arbre quand tu as encore la force de compléter le processus. Mon père avait cent soixante ans – il avait facilement entre trente à quarante ans devant lui – mais il se sentait faiblir et il savait qu’il devait agir bientôt.

Il fit un rire malsain.

— C’est la seule fois où j’ai vu mes parents se disputer.

Il marqua une pause et son ton redevint sombre.

— Si tu t’unis à l’arbre, tu dois y aller seul, alors j’ignore quelle partie de l’arbre il a choisie. Mais parfois, je jure que je suis capable de déceler ses traits sur cette troisième branche vers le haut, dit-il en la désignant.

Il haussa les épaules.

— Je rêve, probablement.

— Peut-être pas, dit Laurel, cherchant désespérément des paroles de réconfort.

Après un lourd silence, elle demanda :

— Combien de temps cela prend-il ?

Dans sa tête, elle voyait une fée âgée envahie par le grand arbre, sa vie lentement étouffée.

— Oh, c’est rapide, répondit Tamani, balayant l’horrible image de l’esprit de Laurel. N’oublie pas que la fée qui est devenue l’arbre, tout comme la première qui s’est unie à lui, était une fée d’hiver.

L’arbre conserve une partie de cet immense pouvoir. Mon…

Il hésita.

— Mon père m’a dit que tu choisis ton endroit sur l’arbre et que tu te soumets à lui, et que lorsque ton esprit est vide et que tes intentions sont pures, l’arbre te soulève et tu es instantanément transformé.

Elle vit ses yeux s’égarer de nouveau vers l’endroit où il croyait reconnaître les traits de son père.

Laurel s’approcha un peu plus.

— Tu as dit que l’arbre communique. Ne peux-tu pas lui parler ?

Tamani secoua la tête.

— Pas à lui en particulier. On s’adresse à l’arbre en entier et il nous répond d’une seule voix.

Laurel leva les yeux vers les imposantes branches.

— Pourrais-je, moi, parler à l’arbre ?

— Pas aujourd’hui. Cela demande du temps. Tu dois venir soumettre ta question ou ton inquiétude à l’arbre, et ensuite tu t’assois, en silence, et tu écoutes jusqu’à ce que tes cellules se rappellent comment comprendre son langage.

— Combien de temps cela prend-il ?

— Des heures. Des jours. C’est difficile à prédire. Et cela dépend de l’attention avec laquelle tu écoutes. Et aussi de ton ouverture d’esprit face à la réponse.

Elle hésita longtemps avant de finir par lui demander :

— As-tu essayé ?

Il se tourna vers elle, le regard vulnérable comme elle l’avait peu souvent vu.

— Oui.

— As-tu reçu une réponse ?

Il hocha la tête.

— Combien de temps cela a-t-il pris ?

Il hésita.

— Quatre jours.

Puis, il fit un grand sourire.

— Je suis têtu. Je n’étais pas prêt à entendre la bonne réponse.

J’étais décidé à recevoir la réponse que je souhaitais.

Elle tenta de s’imaginer Tamani assis en silence sous l’arbre pendant quatre jours.

— Qu’a dit l’arbre ? murmura-t-elle.

— Peut-être te le confierai-je un jour.

La bouche de Laurel s’assécha quand il la regarda simplement et que l’air vivant tourbillonna autour d’elle. Puis, Tamani sourit et il désigna une parcelle d’herbes épaisses à plusieurs mètres à l’extérieur de la voute ombragée de l’arbre du Monde.

— Ne pouvons-nous pas manger ici ? demanda-t-elle, réticente à quitter le tronc de l’arbre.

Tamani secoua la tête.

— Ce n’est pas poli, répondit-il. Nous laissons l’arbre autant que possible disponible pour les fées en quête de réponse. C’est une chose très intime, ajouta-t-il.

Bien que Laurel puisse comprendre cela, elle éprouvait quand même un peu de tristesse à sortir de son ombre pour regagner le soleil. Tamani disposa un léger pique-nique – il n’était tout simplement pas nécessaire de beaucoup s’alimenter sous les rayons de soleil nourrissants d’Avalon – et ils s’installèrent tous les deux sur l’herbe, Laurel se laissant tomber sur le ventre et profitant, pendant ce bref interlude, du fait de ne rien faire.

— Alors, comment sont les études ? s’enquit Tamani.

Laurel réfléchit à la question.

— Incroyables, répondit-elle enfin. Je ne savais pas le nombre de choses que l’on peut faire avec des plantes.

Elle roula pour lui faire face, s’appuya sur son coude et mit la tête dans sa main.

— Et ma mère est naturopathe, alors crois-moi ; ça en dit long.

— As-tu beaucoup appris ?

— Un peu.

Elle fronça les sourcils.

— Enfin, techniquement, j’ai appris des masses. Plus que j’aurais cru possible d’absorber en quelques semaines seulement. Mais il n’y a rien que je suis capable de faire.

Elle soupira en s’effondrant de nouveau sur le sol.

— Aucune de mes potions ne fonctionne. Certaines sont plus près de la réussite que d’autres, mais pas une seule n’a été parfaite encore.

— Aucune ? demanda Tamani, un courant d’inquiétude dans la voix.

— Yeardley affirme que c’est normal. Il prétend qu’on peut mettre des années à réussir sa première potion à la perfection. Je n’ai pas ce genre de temps ; pas ici à Avalon, ni avant de devoir protéger ma famille. Mais il dit que j’évolue bien.

Elle se tourna pour regarder Tamani encore une fois.

— Il dit que même si je ne peux pas m’en souvenir, c’est évident pour lui que je réapprends. Que je comprends inhabituellement vite.

J’espère qu’il a raison, grommela-t-elle. Et toi ? Ta vie doit être plus intéressante que la mienne en ce moment.

— En fait, non, pas vraiment. Cela a été plutôt tranquille au portail.

Trop tranquille.

Il était assis avec ses genoux repliés sur son torse et les bras enroulés autour d’eux, observant l’arbre du Monde.

— J’ai fait beaucoup de tours de reconnaissance dernièrement.

— Qu’entends-tu par tour de reconnaissance ?

Il la regarda une seconde avant de reporter son attention sur l’arbre.

— J’ai quitté le portail. Je me suis aventuré ailleurs pour mieux connaître la configuration de la terre.

Il secoua la tête.

— Nous n’avons pas vu un seul troll depuis des semaines. Et je ne sais pourquoi, je ne crois pas que ce soit parce qu’ils ont soudainement abandonné leurs vues sur Avalon, ajouta-t-il avec un rire tendu.

Il reprit son sérieux.

— Je cherche la raison qui explique cela, mais j’ai mes limites. Je ne suis pas humain – j’ignore comment me fondre dans le monde des humains. Je ne peux donc pas obtenir toute l’information que je désire. Il… il me manque quelque chose, déclara-t-il fermement. Je le sais. Je le sens.

Il haussa les épaules.

— Sauf que je ne sais pas ce que c’est ; ni où le trouver.

Laurel jeta un coup d’œil à l’arbre.

— Pourquoi ne leur poses-tu pas la question ? demanda-t-elle en le pointant.

Il secoua la tête.

— Ça ne fonctionne pas ainsi. L’arbre n’est ni diseur ni omniscient de bonne aventure. C’est la sagesse combinée de milliers d’années, mais il n’est jamais sorti d’Avalon.

Il secoua de nouveau la tête.

— Même les Silencieux ne peuvent pas m’aider avec ce problème. Je dois le résoudre moi-même.

Ils restèrent allongés plusieurs minutes, affalés sur le dos, profitant des chauds rayons de soleil.

— Tam ? demanda Laurel avec hésitation.

— Oui ?

Il avait les yeux fermés et paraissait presque endormi.

— Est-ce que…

Elle hésita.

— Est-ce que tu te lasses d’être une fée de printemps ?

Ses yeux s’ouvrirent largement pendant une seconde avant qu’il ne les referme.

— De quelle façon ?

 

Elle demeura silencieuse, essayant de réfléchir à la manière de poser sa question sans l’insulter.

— Personne ne pense que les fées de printemps sont aussi bonnes que les autres. Tu dois t’incliner, et servir, et marcher derrière moi.

C’est injuste.

Tamani garda le silence un moment, faisant courir sa langue sur sa lèvre inférieure en méditant. Enfin, il dit :

— Est-ce que tu te lasses du fait que les gens te prennent pour une humaine ?

Laurel secoua la tête.

— Pourquoi pas ? Je ressemble à une humaine ; c’est logique.

— Non, c’est le raisonnement logique qui explique pourquoi les gens pensent que tu es humaine. Je veux savoir pourquoi cela ne te dérange pas.

— Parce que tout le monde a toujours cru que j’étais une humaine.

J’y suis habituée, dit-elle, les mots sortant de sa bouche avant de comprendre qu’elle était tombée directement dans son piège.

Il sourit largement.

— Tu vois ? C’est la même chose. J’ai toujours été une fée de printemps ; j’ai toujours agi comme une fée de printemps. Tu pourrais aussi bien me demander si je suis las de vivre. C’est ma vie.

— Mais ne réalises-tu pas que, quelque part, c’est mal ?

— Pourquoi est-ce mal ?

— Parce que tu es une personne, comme tous les autres ici.

Pourquoi le type de fée que tu es devrait-il définir ton statut social ?

— Je pense que la façon dont le statut social des humains est défini est tout aussi scandaleuse. Plus, peut-être.

— De quelle façon ?

— Les médecins, les avocats : pourquoi sont-ils si respectés ?

— Parce qu’ils sont éduqués. Et les médecins sauvent la vie des gens.

— Donc, vous les payez davantage et ils occupent un rang plus élevé dans la société, n’est-ce pas ?

Laurel acquiesça d’un signe de tête.

— Comment est-ce différent ? Les fées d’automne sont plus éduquées ; elles sauvent aussi des vies. Les fées d’hiver font encore plus : elles préservent Avalon des étrangers, protègent nos portails, empêchent les humains de nous découvrir. Pourquoi ne devrait-on pas les vénérer davantage ?

— Mais ce n’est qu’un hasard. Personne ne choisit d’être une fée de printemps.

— Peut-être pas ; mais tu choisis de travailler aussi durement que tu le fais. Comme toutes les fées d’automne. Ce n’est pas comme si tu restais les bras croisés et ne mélangeait qu’une potion de temps à autre. Tu m’as dit à quel point tu étudies. Toutes les fées d’automne étudient beaucoup. Même si elles ne choisissent pas d’être une fée d’automne, elles choisissent de travailler et de perfectionner leurs talents pour m’aider, moi. Si cela ne vaut pas mon respect, je ne sais pas ce qui le vaudra.

C’était logique, en quelque sorte. Mais cela prenait encore Laurel à rebrousse-poil.

— Ce n’est pas seulement que l’on vénère les fées d’automne et d’hiver, continua-t-elle, c’est que l’on méprise les fées de printemps.

Vous êtes tellement nombreuses, dit-elle, légèrement prise de remords quand elle se souvint que Katya avait dit la même chose juste quelque temps avant – bien que pas tout à fait sur le même ton. Les fées d’hiver protègent peut-être Avalon, mais ce sont les fées de printemps qui la font tourner. Vous autres occupez presque tous les emplois. Enfin, les fées d’été se chargent du divertissement et de ce qui s’ensuit ; mais qui cuisine la nourriture, qui construit les routes et les maisons, qui coud et lave mes vêtements ? demanda-t-elle, sa voix commençant à monter. C’est vous. Ce sont les fées de printemps ! Vous n’êtes pas rien ; vous êtes tout.

Quelque chose dans les yeux de Tamani lui dit qu’elle avait touché un point sensible. Sa mâchoire était serrée et il prit quelques instants avant de répondre.

— Tu as peut-être raison, commença-t-il doucement, mais c’est ainsi que sont les choses. C’est ainsi qu’elles ont toujours été. Les fées de printemps servent Avalon. Nous sommes heureux de servir, ajouta-t-il, une touche de fierté teintant sa voix. Je suis heureux de servir, précisa-t-il. Ce n’est pas comme si nous étions des esclaves. Une fois mes devoirs accomplis, je peux faire ce que je veux et aller où il me plaît.

— Es-tu libre ? demanda Laurel.

— Je le suis.

— Libre à quel point ?

— Aussi libre que je le veux, répliqua-t-il avec un peu de virulence.

— Es-tu libre de marcher à côté de moi ?

Il garda le silence.

— Es-tu libre d’être autre chose qu’un ami pour moi ? Si – et elle appuya lourdement sur le si – je décidais un jour de vivre à Avalon et désirais être avec toi, aurais-tu assez de liberté pour cela ?

Il détourna les yeux et Laurel vit qu’il avait tenté d’éviter une telle conversation.

— Et bien ? insista-t-elle.

— Si tu le voulais, dit-il enfin.

— Si je le voulais ?

Il hocha la tête.

— Je n’ai pas le droit de te le demander. Ce serait à toi de le faire.

Le souffle manqua à Laurel et Tamani la regarda.

— Pourquoi penses-tu que David me dérange autant ?

Laurel baissa les yeux sur ses cuisses.

— Je ne peux pas simplement arriver en coup de vent et proclamer mes intentions. Je ne peux pas « t’enlever ». Je dois juste patienter et espérer qu’un jour, tu me demanderas.

— Et si je ne le fais pas ? dit Laurel, sa voix à peine plus qu’un murmure.

— Alors, j’imagine que j’attendrai éternellement.

 

Sortilèges
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